“Fraise et chocolat”. Le film en version complète

Film de Tomás Gutiérrez Alea et Juan Carlos Tabío (Fresa y chocolate, Cuba, 1991). Scénario : Senel Paz, d’après sa nouvelle. 110 mn. VM. Avec Jorge Perugorría : Diego. Vladimir Cruz : David.

Fraise ? Chocolat ? Pour Diego comme pour David, le choix s’impose, naturel : glace à la fraise pour le premier, artiste et homosexuel ; au chocolat pour le second, militant pur et dur. Diego lit des livres interdits, boit du whisky de contrebande et drague avec ferveur de jeunes éphèbes chez les glaciers. David noie ses peines de coeur dans la révolution. Alors, aussi naturellement qu’il a choisi le chocolat, David décide d’espionner Diego… pour le bien de son pays.

Quatorze ans après les premières mesures discriminatoires à l’égard des intellectuels homosexuels cubains ­ jugés contre-révolutionnaires ­, il ne fait toujours pas bon être un marginal, en 1979, à La Havane… Depuis neuf mois, le Yara, la seule salle de La Havane à projeter le film de Tomas Gutierrez Alea et Juan Carlos Tabio (faute de copie, dit-on…), n’a pas désempli. Une file d’attente de plusieurs centaines de mètres s’agglutine cha- que jour devant le cinéma, contenue tant bien que mal par un cordon de policiers. Les affrontements entre forces de l’ordre et candidats à l’exil, qui se sont multipliés depuis le début du mois d’août, n’ont pas entamé l’enthousiasme des spectateurs. Cris, quolibets et applaudissements : les projections se déroulent selon un rite immuable. Trente-cinq ans après l’avènement de la révolution castriste, les Cubains osent désormais rire ouvertement de leur sort, sans prendre la précaution de se mettre à l’abri des oreilles indiscrètes.

Au cinéma Yara, c’est à qui reconnaîtra soit son voisin, soit la vigile de service, soit un ami homosexuel auquel Jorge Perugorria, l’acteur qui joue Diego, aurait emprunté les traits… Bien plus qu’un film, Fraise et chocolat, pourtant deux fois primé (1), est devenu un phénomène social. Chacun y vient retrouver ses contradictions, confronter ses points de vue et, qui sait, puiser une leçon de tolérance ou d’espoir. Car, dans Fraise et chocolat, rien n’est ni fraise ni chocolat : tout est panaché. Et surtout David. Malgré ses clichés, ses slogans rabâchés et son militantisme sans nuance, il se laisse gagner par la gentillesse de sa victime. Il est aussi incohérent que Nancy, la vigile de l’immeuble de Diego, qui surveille ses voisins tout en vénérant les dieux vaudous, tantôt amicale, tantôt impitoyable. Il est aussi écartelé que la ville elle-même, La Havane, personnage à part entière du film, magnifique de beauté et sublime de souffrances, avec ses palais saccagés, ses églises en ruine, son inaltérable fierté et sa gaieté débridée. Magnifiquement servis par leurs acteurs (Jorge Perugorria et Mirta Ibarra, formidables), les réalisateurs ont choisi de jouer sur l’une des cordes sensibles du peuple cubain : l’humour et l’autodérision. « Les gens se reconnaissent sur l’écran, dit Jorge Perugorria. Comme David et Nancy, ils occul- tent quotidiennement les perversités du système et se méfient de tout et de tous. Voir un type comme Diego parler librement, ça leur donne des ailes. Ça réveille leur conscience ­ et même leur mauvaise conscience : comme David et Nancy, ils se savent capables du pire et du meilleur. » Mais ça les conforte aussi dans le système…

Car c’est bien la faille de Fraise et chocolat : Gutierrez Alea et Tabio dénoncent un état d’esprit, mais pas les faits. A aucun moment, ils ne mentionnent les camps de redressement installés en 1965 à l’intention des déviants idéologiques et sexuels. Et la guerre que livrent les intellectuels au régime reste dans un flou poli. Fraise et chocolat n’a ni la violence de Conducta impropia, le documentaire de Nestor Almendros (1984), qui dénonçait la condition des homosexuels sous Castro, ni la subversion de la nouvelle de Senel Paz, dont il est tiré. Depuis la sortie du film, Tomas Gutierrez Alea, ex-figure de proue du régime castriste, a fait l’objet de violentes critiques de la part de la communauté des artistes cubains en exil. On l’accuse de vouloir réhabiliter le régime en gommant sciemment les actes les plus atroces de la répression.

« Comme si on essayait de nous faire croire à la possibilité d’un Fidel Castro démocrate et capable de pardonner ! », s’insurge l’écrivain Guillermo Cabrera Infante. Bref, Fraise et chocolat n’existerait que pour faire croire à une libéralisation du régime… « Mais c’est pourtant ce qui se passe !, rétorque Jorge Perugorria. Oh, bien sûr, les artistes et les intellectuels ont toujours du mal à s’intégrer. Comment le pourraient-ils ? Le système ne le permet pas ! Bien sûr, la censure existe toujours. Personne ne sait d’où elle vient. C’est comme un fantôme. Alors, à force de l’ima- giner partout, les créateurs finissent par la devancer et s’autocensurent. Pourtant, qu’un film comme Fraise et chocolat existe, surtout dans le contexte économique actuel (c’est le seul long métrage qui ait été tourné en 1993), est un signe d’ouverture. »

Petit acteur de théâtre et de télévision, Jorge Perugorria est devenu une star à Cuba, grâce au rôle de Diego. Un statut qui lui vaut, aujourd’hui, d’être le premier comédien cubain à avoir obtenu l’autorisation de tourner à l’étranger. On le verra dans le film de l’Espagnol José Miguel Cuares, qu’il termine actuellement à Madrid. Mais Perugorria n’entend pas abu- ser de ce passe-droit : « C’est dans mon pays que je veux travailler. Pendant trente-cinq ans, les Cubains se sont sacrifiés au nom d’un idéal. Aujourd’hui, ils n’ont plus rien : ni idées à défendre ni richesses.

Depuis la faillite du socialisme dans les pays de l’Est, la situation économique s’est encore aggravée. L’embargo américain n’en finit pas de se durcir, encouragé par Mascanosa, qui régente la communauté cubaine de Miami. Il faut que quelque chose se passe et c’est à notre génération d’agir. Moi, je ne crois ni au capitalisme ni au socialisme tel qu’il se pratique ici. Mais je crois à la justice. En prêchant la tolérance, Fraise et chocolat est peut-être le premier round du combat que les Cubains ont à mener. »

Marie-Elisabeth Rouchy. Télérama du 02/10/2010

(1) Il a reçu l’Ours d’argent et le Prix spécial du jury de Berlin ; et le Prix du festival du nouveau cinéma latino-américain de La Havane.


Enrique   |  Culture, Histoire, Société   |  01 15th, 2013    |