Enterrer les fantômes, ressusciter les révolutions

Chronique raisonnée sur une renaissance libertaire à La Havane

I

Ma mémoire politique a émergé comme telle à la fin des années 80. De cette époque à nos jours, des projets créatifs et de régénération anti-autoritaire ont fleuri dans le milieu habanero et cubain, en dépit de la profonde désarticulation sociale produite par l’établissement du capitalisme d’État bureaucratique et « développementiste » instauré à Cuba. Un récit détaillé de ces faits excéderait les limites de notre texte, mais il est indispensable de se référer à certains d’entre eux si on veut rendre compte du fond social d’où a surgi le thème central de notre chronique, dont l’ordre sera donné par mes expériences vécues les plus directes et mes souvenirs les mieux organisés.

En plein succès de la reconstruction de l’ordre étatique à Cuba, appliqué en toute rigueur dans les années 80, à la suite de près de vingt ans d’éradication « révolutionnaire » de toutes les formes associatives et de pensée autonomes existant dans la société, les générations formées dans les nouvelles écoles d’art étatiques (Escuela Nacional de Arte et Instituto Superior de Arte) furent parmi les premières à démontrer l’impossibilité de concilier les tentatives de modernisation autoritaire dans la société cubaine avec l’esprit de libre créativité, nécessaire pour faire vivre le moindre programme d’éducation artistique un tant soit peu crédible.

Un des cas les plus évidents de cette incompatibilité fut celui de la première génération d’artistes plastiques formés à l’Institut supérieur d’art de La Havane, d’où jaillirent les projets Artecalle, Puré, Castillo de la Fuerza, etc., qui firent trembler les murailles du « réalisme socialiste » à la cubaine, que les commissaires culturels voulaient imposer comme canon artistique. Au même moment, on vit apparaître des cantautores [auteurs-interprètes] comme Carlos Varela, Santiago Feliú, Donato Poveda, Gerardo Alfonso, Frank Delgado, Adrian Morales, qui bouleversèrent le pacte complaisant établi entre les trovadores et les gouvernants. Prenant forme peu à peu avec les Silvio Rodríguez, Pablo Milanés, Vicente Feliú, etc., il a été définitivement mené à son terme avec la transformation du premier en député du délétère Parlement national et directeur d’une compagnie de disques qui opère sous les formes classiques de la production capitaliste.

Mais il y eut plus que cela : il y eut du théâtre autonome, avec Víctor Varela et une pièce comme La Cuarta pared [Le quatrième mur], dont les représentations avaient lieu chez lui, dans un défi franc et précurseur à la muraille bureaucratique du Conseil national des arts scéniques ; il y eut la naissance d’un Heavy Metal clairement contestataire et de bonne qualité musicale depuis Metal Oscuro jusqu’à Monte de Espuma, avec sa chanson-culte Ese hombre está loco [Cet homme est fou], qui faisait allusion au caudillo local, ou avec les frères Míster Acorde, qui purent soutenir au risque de leur vie une école de musique reposant sur des méthodologies intuitivement libertaires.

Il y eut la poésie de Ramón Fernández Larrea, de Raúl Hernández Novás, des bardes aux tendances esthétiques presque opposées mais unis par la volonté de l’autonomie créatrice et par leur recherche de la liberté spirituelle, il y eut les récits de Chely Lima et Alberto Serret, figures de proue d’une littérature pour les jeunes aux résonances lyriques et antiautoritaires, ennemis de toute caporalisation spirituelle. Ces projets furent menés en référence à une série télévisée inoubliable, qui en son temps condensa tout ce réseau de créativité : Shiralak (1992), une excellente, et jusqu’ici non égalée, production télévisuelle de science-fiction, aux résonances philosophiques profondes sur le pouvoir et l’autorité qui impliqua de jeunes créateurs venant de sphères différentes, et démontra la haute capacité d’organisation et de gestion de ces collectifs créatifs au moment même où la crise économique et sociale de l’ordre étatique battait son plein.

Au début des années 90, émergèrent des collectifs comme « Paideia », « El Establo », qui sans être le moins du monde libertaires, étaient à la recherche d’une création dans la liberté, ou des espaces comme « La Clínica », fondamentaux pour la formation de certains de nos compagnons, devenus aujourd’hui des anarchistes actifs. La période du chant du cygne du socialisme de caserne cubain des années 80 fut remplie de fines sonorités libertaires, qui mériteraient une histoire plus détaillée, dépassant les limites étroites et bien connues de la capitale du pays.

Qu’on ne s’y trompe pas, cependant : ces élans de régénération sociale ne trouvèrent ni les mots ni le véhicule qui auraient pu définir et rassembler toutes les précieuses énergies qu’ils renfermaient. Face à ces élans diffus, une figure obscure comme Roberto Robaina González reçut le feu vert des dirigeants du pays pour donner une nouvelle image à l’Union des jeunes communistes cubains (qui n’avait de jeune que l’âge tendre de ses membres), une fois que le président antérieur, Luis Orlando Domínguez, eut été expulsé et condamné par la justice pour corruption.

Le nouveau chef de l’Union des jeunes communistes transforma rapidement l’organisation en une agence de fêtes, de sorties dans de toutes récentes discothèques et dans des restaurants, d’excursions à la campagne et tout un succulent assortiment de prébendes dépolitisantes, comme récompenses à ceux qui faisaient montre de la plus grande vocation révolutionnaire… pour mieux servir leurs supérieurs. « 100% cubano » [100 % Cubain], « 31 y pa’lante » [31 et en avant] (1) et ensuite « Lo mío primero » [Ce qui est à moi en premier], furent quelques-unes des consignes des campagnes millionnaires financées, au début des années 90, par la machinerie propagandiste de la Jeunesse communiste et du PC pour faire face à l’immense crise de crédibilité qui s’annonçait.

Cependant, les années 90 furent non seulement celles de la débâcle rapide du modèle de socialisme étatique subventionné et sous contrôle de la puissance de l’URSS, mais aussi de l’évaporation de larges secteurs du naissant monde contre-culturel cubain. Como los peces [Comme les poissons], disque du grand trovador Carlos Varela, résuma l’état d’esprit des années 90 : s’en aller du pays, comme les poissons, en se jouant des risques inhérents à la traversée du détroit de Floride sur des pneus de camion, devint le symbole d’une rébellion sans horizon libérateur qui, devant le collapsus alimentaire, celui des transports, de la « morale socialiste », et les coupures quotidiennes d’électricité, trouva dans la fuite du pays la seule voie pour reconstituer les rêves typiques de la classe moyenne cosmopolite qui se cachaient derrière l’idéologie de « l’homme nouveau » de l’État cubain.

Ce n’est pas par hasard si une chanson ultérieure, du début de ce siècle, du même trovador a été La verdad [La vérité], un chant au relativisme moral le plus réactionnaire et pédant :

« La verdad de la verdad

Es que no es lo mismo

Parecer

Que caer en el abismo

De la verdad… » (2)

La fuite massive de centaines de milliers de personnes, des jeunes pour la plupart, entre 1992 et 1999 environ priva le pays d’une bonne partie des réserves d’énergies nécessaires pour continuer les luttes sociales qui s’esquissaient faiblement au cours des années 80. Quelque chose, cependant, devait arriver.

II

Ma première expérience de politisation anticapitaliste naquit à l’Institut supérieur pédagogique José Varona de La Havane, la dernière carte dans le lot des offres universitaires pour un jeune au début des années 90, pour étudier rien de moins que le marxisme-léninisme, une science-fiction après la débâcle des studios Soviexport films.

Au rebours de ce qu’on pourrait imaginer, dans les facultés de marxisme-léninisme, de musique, d’espagnol et littérature, d’arts plastiques et de géographie, on pouvait rencontrer des gens intéressants capables d’entreprendre des projets socioculturels autonomes. De là naquit l’idée de la revue Nostredad, dont le seul numéro fut une tentative de travail collectif très ardu et de coopération malgré les différences entre des camarades qui se rattachaient à divers courants d’idées, existentialistes, mystiques, chrétiennes, et le type de marxisme que Miriam Herrera, Darié Gonzales, Julio Tang, moi et d’autres camarades nous tentions d’élaborer dans ces années-là.

Cette riche cohabitation et ce ferment d’espaces de rencontres, de conversations nocturnes nous inoculèrent le virus de l’auto-organisation et de l’autoapprentissage. De là surgit, au milieu de l’année 1998, l’idée de créer un groupe d’études et de débats, dont le premier thème fut le 30e anniversaire des événements révolutionnaires de Mai-68, dont nous parlâmes dans l’actuel « Coco Solo Social Club », là où eut lieu le dernier « Observatorio Crítico ».

Ces rencontres d’auto-apprentissage nous obligèrent à reproduire une énorme quantité de matériaux avec toutes sortes d’amis, ce qui entraîna la création de réseaux durables d’entraide, lesquels permirent à leur tour l’ouverture de dialogues intéressants et de réflexions collectives qui préparèrent le terrain pour le futur. En ce sens, l’expérience fonctionna comme une référence pour les potentialités que pouvaient receler ces espaces d’auto-éducation et de création de réseaux sociaux.

De la fin 1997 à 2001 environ, plusieurs de ceux d’entre nous qui participions à ces ateliers évoluâmes vers le militantisme politique de type trotskiste, influencés par les échanges organisés avec des camarades de la Jeunesse socialiste du Parti socialiste des travailleurs des États-Unis, affiliés à la IVe Internationale, et par les contacts avec Susana Bacherer, une camarade du Parti ouvrier révolutionnaire (POR) de Bolivie, installée alors à La Havane au côté de son père Pablo, qui souffrait d’un cancer en phase terminale. Quatre ans au cours desquels nous nous submergeâmes avec toute notre énergie dans le travail de parti : l’« épuration idéologique », les « débats de fraction », la « propagande, programmatique au sein de la classe ouvrière », une époque où nous fondâmes la BASTA (Brigade d’action sociale contra le totalitarisme et l’aliénation) et le Projet Jonas, deux formes de projection dans le futur qui vécurent en une tension interne féconde.

Alors que la « Brigade » vivait au petit matin, dans cette tension qui naissait de la discrète distribution de tracts dans les rues, à l’occasion des marches officielles contrôlées, dans la méga-fête officielle de livres, dans la prison, réhabilitée et ténébreuse, de la Cabaña, le Projet Jonas ouvrait des voies d’interconnexion avec le Festival de Rap d’Alamar et le GRUPO 1 (Rodolfo Rensoli, Valexi Rivero), grâce à Manuel Martínez « El Pollo », à partir du programme radiophonique qu’il avait à cette époque sur une chaîne officielle, avec les performers d’OMNI et les poètes de « Zona Franca », les festivals « Poesía Sin Fin » [Poésie sans fin]. Peu à peu, tout cela éroda sainement nos notions organisationnelles et le sens de notre parti politique domestique.

Notre zone de développement la plus proche – un terme emprunté à une certaine pédagogie – ne serait pas la classe ouvrière dont nous parlaient les manuels de révolution des compas trotskistes, mais les groupes et les individualités qui, à partir de la création culturelle, étaient en train de ré-élaborer le concept de révolution et d’explorer les inégalités et les formes de domination qui naissaient dans le Cuba des années 90. Dans ce cadre, nous retrouvâmes les premiers pas faits avec le groupe d’auto-étude, en reconsidérant les formes organisationnelles impliquées dans cette pratique et ses potentialités sur la scène qui se présentait à Alamar.

De là naîtrait le premier événement organisé entre le Projet Jonas et GRUPO1, si mon souvenir est bon, en juin 2002, à la Maison de la culture du quartier de Guiteras (à l’est de La Havane), en vue de commémorer le cycle de création sociale radicale des années 60. Là, de nombreuses personnes qui ressentaient l’utilité et la valeur de ce genre d’espaces se rencontrèrent et se reconnurent : pour ceux d’entre nous qui avaient fondé le groupe d’études et de débats cinq ans auparavant à Coco Solo, cela ne fut pas autre chose qu’un retour à nos élans des origines, mais cette fois-ci à côté de nouveaux camarades et dans un cadre plus large. Dès lors, nous avançâmes d’un pas plus assuré sur la voie de l’autonomie organisationnelle et de la production d’une pensée radicale qui fût à la hauteur des circonstances que nous vivions. Ce fut le début de ce qui deviendrait la « Cátedra [Chaire] Haydee Santamaría », le premier collectif du Réseau « Observatorio Crítico ».

« Forum de la jeunesse antifasciste », « L’humanisme comme paradoxe de la civilisation », « Les autres héritages d’Octobre », « Nous penser à propos du reggaetón » furent, entre autres, quelques-uns des événements que nous organisâmes et qui donnèrent lieu à la création d’autres espaces plus quotidiens, comme « La Escuelita », qui déboucha sur l’organisation en avril 2007 du Ier Observatorio Crítico, un événement organisé au tout début par la « Cátedra Haydee Santamaría », qui naquit avec la vocation explicite de servir de réseau permanent, permettant de nous doter d’une capacité d’autogestion, d’entraide et de fraternité pour réaliser tous nos projets socio-culturels et soutenir toutes ces personnes qui souhaiteraient emprunter la voie de la critique dans le futur.

Ce fut dans ce sens que fonctionna pour nous depuis le début la relation avec l’Association Hermanos Saiz, une agence culturelle para-étatique, contrôlée par l’Union des jeunesses communistes et le vice-ministre de la Culture, pour l’accompagnement et le contrôle idéologique du travail des jeunes créateurs à Cuba : nous recourions à la protection temporelle d’une organisation de cette nature pour pouvoir développer notre propre organisation.

III

Dans cette perspective, notre activité commença à ouvrir des voies, des voies qui commencèrent à construire une pensée, et ainsi de suite… Notre modeste activité en autonomie et dans des réseaux d’entraide nous permettait de surmonter les dilemmes des efforts collectifs antérieurs comme le « Projet Paideia ». Voilà ce qu’en disait Iván de la Nuez, un de ses protagonistes : « Il s’agit de savoir si la culture cubaine arrivera, par une voie institutionnelle, à une synthèse démocratique qui contienne la pluralité conflictuelle de ses éléments ou si chacun de ces derniers armera sa propre légion pour la faire aller vers sa dissolution infinie. »

Pour nous et pour les logiques d’organisation et de pensée que nous étions en train d’élaborer, notre tâche de reconstruction sociale d’autonomie, ne passait en aucune façon par une contribution à une administration démocratique de la pluralité conflictuelle de la culture cubaine. En premier lieu, parce que nous tombâmes tous rapidement d’accord sur le fait qu’il ne s’agissait pas de nous soucier de la réforme du type d’administration de la sphère culturelle, mais de doter d’un contenu libertaire et anticapitaliste l’organisation de groupes autonomes et solidaires, qui donneraient un nouveau sens au projet de socialisme à Cuba. En second lieu parce que nous ne pensions pas que la « culture cubaine » fût le centre de notre action, mais bien plutôt le sujet populaire et prolétaire cubain, avec ses aliénations, ses insolidarités et son atomisation.

« Pour nettoyer la croûte tenace du colonialisme… », cette strophe magnifique du poète communiste Rubén Martínez Villena devint peu à peu la boussole d’une bonne partie de notre activité sociale, insufflant de nouvelles significations à ce texte. Si pour les anti-impérialistes traditionnels, le « colonialisme » n’est associé qu’à la domination coloniale espagnole et yankee à Cuba, pour nous, ce mot se mit à désigner tout ce qui, dans l’ordre national révolutionnaire et socialiste, reproduit la logique coloniale : les hiérarchies du commandement, le verticalisme, le racisme, l’homophobie, l’eurocentrisme honteux, l’élitisme et, à côté de tout cela, la négation tantôt latente et tantôt manifeste (selon l’utilité qu’y voient les anti-impérialistes au gré de leurs intérêts tactiques) des contenus populaires et prolétaires de l’histoire cubaine.

IV

Tout cela devint peu à peu plus clair pour nous-mêmes, dès le moment où quelques-uns d’entre nous entrèrent en contact avec Tato Quiñones, un militant social reconnu et vétéran, pour travailler à la récupération pour le présent de la date du 27 novembre 1871. Jour de deuil pour la société cubaine, où le Corps des volontaires espagnols fusilla impunément huit jeunes étudiants en médecine, issus des classes aisées cubaines, pour le simple fait d’être ce qu’ils étaient, face à l’impuissance et au silence honteux de la société bourgeoise et raciste de la Havane de cette époque.

Une histoire nationale pénétrée par un colonialisme et un eurocentrisme persistants et centenaires escamota la tentative de sauvetage de ces jeunes gens par un groupe de Noirs, issus de la confrérie Abakuá – une fraternité populaire d’origine africaine, mais où les Blancs étaient présents en nombre –, lesquels, face au danger de mort où était l’un des frères, s’immolèrent devant les murs de la prison du Prado à La Havane.

En action directe, un 27 novembre 2006, sans en demander la permission à personne ni recevoir d’autorisations officielles, neuf d’entre nous décidèrent d’intervenir artistiquement sur un mur de La Havane, face au Musée de la Révolution, plus ou moins là où, au dire de la police espagnole, on avait trouvé le corps de l’un des Abakuá anonymes. Ce qui avait commencé comme une action de fous marginaux est devenu une célébration populaire très populaire, qui a uni dans une relation fraternelle et fructueuse les Abakuá et la « Cátedra Haydee Santamaría », le Groupe d’action poétique « Shekendeke » (« Coeur »), la Cofradía de la Negritud [Confrérie de la négritude], les projets de la Red Observatorio Crítico [Réseau Obervatoire critique], qui a donné lieu au Groupe « Anamuto » (« tête », en brícamo, la langue rituelle Abakuá).

En relation organique avec ces actions, il y eut d’abord la participation à la Journée des travailleurs puis la récupération libertaire de cette célébration. L’action naquit des rencontres organisées au cours de sa seconde étape par La « Escuelita », dans le parc de « H y 21 » (3) situé en centre-ville, auxquelles participèrent de nombreux compañeros de la faculté des sciences nucléaires et de médecine. Le 1ermai 2008, ils exhibèrent un calicot splendide, sans doute jamais vu pendant des décennies à Cuba, avec les phrases « À bas la bureaucratie ! », « Vive les travailleurs ! », « Toujours plus de socialisme ! ». Ce fut là le stimulant le plus puissant pour incorporer cette date au travail collectif, pour récupérer et développer son sens libertaire original.

V

C’est pour cela que le 25 avril 2010, nous avons mis en oeuvre au sein du Réseau Observatorio Crítico la première activité du Taller Libertario [Atelier libertaire] Alfredo López, intitulée précisément « Les origines libertaires du Premier Mai », qui représenta pour nous une forte incitation à nous organiser et à participer de façon plus décidée et plus visible au déroulement de cette année. ¡Lucha tu yuca taíno!, le titre homonyme d’une chanson du grand trovador Ray Fernández, « Socialisme = Démocratie », « La bureaucratie à la poubelle ! » : ce sont là quelques-uns des slogans inscrits sur les calicots que nous avons exhibés ce jour-là, qui se termina par de contagieux roulements de tambour, auxquels participèrent des dizaines d’étudiants et de travailleurs dans un coin de la Plaza de la Revolución.

Dès lors,regroupés dans le petit Réseau Observatorio Crítico de collectifs et d’individus qui pratiquent l’autonomie à partir de sujets d’intérêt spécifique, nous avons mis l’accent sur la solidarité, l’entraide et la cohésion en respectant le principe de la liberté de chaque individu et de chaque groupe, sans dirigeants ni dirigés, ce qui, au fil des années, nous a permis de maintenir, bien qu’avec des hauts et des bas, un certain niveau d’activité. Cette combinaison de facteurs nous a donné l’occasion d’enterrer le fantôme de la tentation partidaire, avec ses hiérarchies et ses impositions disciplinaires, qui ne sont pas une solution aux problèmes engendrés par l’activité volontaire, la libre association et les périodes d’inactivité qu’elles suscitent toujours. Ceci nous a menés à l’examen d’un thème dont nous n’avons pas discuté explicitement dans nos espaces, mais qui a été envisagé d’une manière ou d’une autre, qui est celui de la notion de « révolution ». Au cours d’une des sessions du Ve Observatorio Crítico, la compañera Yasmín Portales avait déclaré ceci :

« Nous devons développer jusqu’aux dernières conséquences les droits que nous nous sommes donnés nous-mêmes avec la révolution. » Cette phrase n’est pas une citation textuelle de ce qu’elle affirma alors, mais je crois qu’elle en rend bien l’intention. Récupérer le sens libérateur du concept de « révolution » (non exclusivement libertaire, bien que, évidemment, il le contienne aussi) a été un des principaux objectifs envisagés par une bonne part de l’activité du Réseau Observatorio Crítico et cela a donné à notre discours une pertinence notable, surtout quand il a fallu faire face au discours officiel et à ses agents de contrôle qui monopolisent, pour l’ordre et la gouvernance, le concept de « révolution » comme euphémisme indécent qui occulte l’État.

Il est temps à présent de revendiquer aussi le sens libérateur de ce même concept de révolution, face à ce conservatisme light, faussement sérieux et faussement intellectuel, qui est en train de s’esquisser dans un secteur de la société cubaine actuelle, avec des figures aussi dissemblables que Silvio Rodríguez, déclarant récemment être un « évolutionnaire plus qu’un révolutionnaire », et le chanteur David Blanco avec la chanson de son disque dont le refrain annonce que « l’ère de l’évolution est arrivée… » ou encore ces membres plus jeunes des familles de l’élite bureaucratique et militaire qui découvrent, de façon suspecte, les antiennes de la liberté individuelle et du libre-marché, où, bien entendu, tout concept de « révolution » dégage des odeurs insupportables pour leurs narines trop sensibles, comme celles d’un chien mort.

VI

Si, comme le compañero Lappo Verti l’a déjà signalé, le « projet révolutionnaire » contient en lui-même l’empreinte de la contre-révolution, en conférant à un sujet dépersonnalisé la légitimité et la capacité de faire dépendre l’existence des êtres humains d’un plan général élaboré par d’autres, en revanche il est essentiel de cultiver l’« esprit révolutionnaire » pour dépasser les dominations centenaires et les « transdominations » actuelles. Pour faire de cet esprit un mur d’énergie et de lucidité et, pour éviter, comme l’a noté Rodrigo Mora, la dégradation morale quotidienne qu’implique la vie dans ce monde capitaliste (avec ses mille et une variantes) et empêcher que notre esprit se satisfasse de ce qui existe. L’esprit révolutionnaire cesse d’être une abstraction utile aux conversations entre de tristes militants pour devenir une gymnastique d’hygiène personnelle, intellectuelle et morale qui nous élève, nous rend meilleurs et plus dignes comme êtres humains face au quotidien.

Reste encore la brûlante question de savoir quelles formes organisationnelles sont les plus appropriées pour garder en vie cet esprit révolutionnaire. Si, par notre propre expérience et par tout le fond d’accumulation universelle que nous laissent les partis, depuis les socialistes, les communistes, de libération nationale, etc., jusqu’au plus récent NPA français, nous avons déjà pu juger de leur inefficacité, il n’est pas non plus très révolutionnaire de travailler exclusivement à la construction d’une fédération anarchiste cubaine, qui comme toujours, pourrait être un instrument utile pour de nombreuses choses, mais pas pour bien d’autres. Par ailleurs, l’expérience anarcho-syndicaliste, avec des référents comme les IWW, la CNT ou la Confédération nationale ouvrière de Cuba, avant de passer sous la domination des communistes du pays, nous offre une possibilité de repenser et d’identifier aujourd’hui quelles sont les potentialités anticapitalistes qui restent encore aux organisations ouvrières et comment les faire entrer en contact avec les mouvements sociaux anticapitalistes d’aujourd’hui.

Outre l’objectif de créer des espaces d’autonomie et d’autogestion sociale à Cuba, se pose aujourd’hui la question de redonner de la force à une nouvelle signification communiste et anarchique au travail, après l’échec fracassant des tentatives pour créer l’« homme nouveau » promues par Che Guevara, sur la base d’une administration centralisée de stimulants matériels et moraux. L’histoire récente nous montre qu’aucun dirigeant révolutionnaire, aussi exemplaire qu’il soit, ne peut remplacer le surgissement d’une sociabilité prolétarienne et populaire qui débouche sur une nouvelle culture communiste, mais les groupes autonomes de travailleurs ne peuvent pas y parvenir à eux seuls. Sans une interaction horizontale avec leur entourage social communautaire, les collectifs ouvriers peuvent aussi transformer les gens en consommateurs passifs et captifs de leurs plans de rentabilité productive, et dériver de la sorte vers un capitalisme ouvrier semblable à celui qu’on a connu en Yougoslavie.

À Cuba, les instances locales et communautaires qui pourraient intervenir en tant que responsables d’une autogestion sociale qui irait au-delà de la simple autogestion ouvrière des entreprises, sont dans un état de mort chronique, administrée par une caste parasitaire qui vit de la phraséologie creuse de l’autogestion sociale. Contribuer, en tant qu’anarchistes, à la mort définitive de ces instances serait le service le plus amusant que nous pourrions rendre à la reconstruction du capitalisme cubain. Les principes d’autonomie sociale, d’autogestion productive et d’anarchie spirituelle doivent se fondre dans toutes ces instances que le monde populaire cubain est disposé à récupérer. Nous, libertaires, nous devrons être présents, tout prêts à enterrer les fantômes et à ressusciter les révolutions…

Extrait du livre ”Cuba : révolution dans la révolution”

Éditions CNT-RP – 328 pages – 18 € – ISBN 978-2-915731-31-4

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Notes :

1. Cette consigne fut lancée à la fin de l’année 1989, quand le régime était sur le point d’entrer dans sa 31e année d’existence. (N.d.T.)

2. « La vérité de la vérité est que paraître n’est pas la même chose que tomber dans l’abîme de la vérité. » Cette chanson apparaît parfois sous un autre titre, « Las 25 mil mentiras de la verdad » [Les 25 000 mensonges de la vérité]. (N.d.T.)

3. Parc situé dans le quartier du Vedado de La Havane. Il est nommé ainsi parce qu’il se trouve à l’angle des rues H et 21. (N.d.T.)


Enrique   |  Culture, Histoire, Politique, Société   |  02 10th, 2013    |