Le théâtre de Eugenio Hernández Espinosa

Eugenio Hernández Espinosa est un auteur fondamental du théâtre cubain depuis 1967 quand il mis en scène María Antonia, un classique de la dramaturgie nationale. Son héroïne tragique est une noire querelleuse et humble, fille d’Oshún, plongée dans un milieu social discriminatoire et dans un contexte magico-religieux impressionnant, qui périt écrasée par les circonstances. Il est très difficile de résumer en quelques lignes la portée de cette œuvre, car la protagoniste, jamais dérouté, d’une certaine façon choisit sa mort comme une sorte d’échappatoire, une immolation et une fugue de la misère économique et morale de son environnement (1). Étrennée par le maître Roberto Blanco et reprise durant les années 80, il s’agit d’une œuvre qui, comme Aire frío (Air froid), de Virgilio Piñera, Réquiem par Yarini (Requiem pour Yarini), de Carlos Felipe, Lilas, la mariposa (Lilas, le papillon), de Rolando Ferrer, ou Morir del cuento (Mourir d’une histoire), d’Abelardo Estorino, devraient trouver sur les scènes, de façon permanente, un espace de confrontation avec les spectateurs.

Parmi les pièces remarquables qu’écrivit Hernández Espinosa nous trouvons Odebí, el cazador (Odebi, le chasseur) et Obba et Changó, la première est un admirable chant au droit et la nécessité de l’homme de découvrir son identité, que l’auteur mis en scène en 1983 avec des danseurs de l’Ensemble Folklorique National, dans une prodigieuse intégration de théâtre et de danse  ; la seconde est une récréation égrillarde et critique des vices humains. Mi socio Manolo (Mon copain Manolo), un texte de 1971 qu’il mit en scène en 1988, lui a servi à revendiquer les types populaires, pas assez abordés sur nos scènes. Cette pièce marqua un point de repère dans la création scénique cubaine et fut portée au grand écran par Julio García Espinosa. Hernández Espinosa mérita, en outre, le Prix Casa de las Américas en 1977 avec la pièce La Simona.

Maintenant, avec Chita no come maní (Chita ne mange pas cacahouète), Eugenio fait briller de nouveau l’histoire d’une femme noire, cette fois du présent, marquée par la violence et la subalternité. Il s’agit de la brève œuvre dont la première eut lieu en mars 2005 avec son Théâtre Caribeño et reprise lors d’une récente saison comme clôture du spectacle ¿Quién engaña a quién? (Qui trompe qui ?), conformé par trois histoires du même auteur dans lesquelles sont communes les réflexions critiques sur la sexualité et les tensions ethniques. Niurka et Giacomo soutiennent un lien tortueux derrière lequel affleure la relation de pouvoir qu’exerce un italien sur une jeune femme cubaine, noire, qu’il a emmené dans son pays après avoir contracter mariage. Giacomo établit son autorité en énonçant  : «  Je t’ai payé comme une marchandise, comme une marchandise je t’ai sorti et comme marchandise je t’utilise. Toi et ta famille ont cru que j’étais un chef d’entreprise  ». Il dit l’avoir achetée au père pour cinquante dollars, une bouteille d’huile d’olive et un parfum bon marché pour sa mère, c’est pour cette raison qu’il reprend avec sarcasme l’histoire brutale de transmigration d’esclaves africains, et son impact dans l’identité, le même faisant que la femme arrive à se demander  : «  De quoi sommes faits les noirs, que nous ne savons pas choisir librement notre destin?  ».

Quand subsistent et s’accentuent les différences économiques entre l’Europe – et les Etats- Unis – et l’Amérique Latine et les Caraïbes, le commerce et la violence sexuelle sont une renouvelée et étendue modalité d’exploitation humaine. Dans une société d’orientation et d’aspirations socialistes comme la notre, cette exploitation émerge de nouveau à la suite de contradictions complexes, dans une franche opposition avec les plus véritables persistances et pratiques de la société.

L’homme, Giacomo, se révèle aussi dans sa condition subalterne : humble travailleur d’une citée périphérique, il réunit ses économies pour aller dans un autre pays à la recherche d’une femme qu’il ne peut pas conquérir dans le sien. Il se sent trompé par elle depuis un curieux complexe de culpabilité – par son héritage colonisateur  ? –, il se venge en l’enfermant – «  Avec une noble perfection j’ai fait ton habitat, et aussi avec une dose de désespérance qui révèle, chose qu’il n’a pas pu éviter, combien de mal tu m’as fait  » – et il commerce sexuellement avec sa prisonnière. De ce fait, le voyage de la femme en Italie réveille sa nostalgie – non exempte d’ironie critique – pour le malecón (la jetée) havanais, le brouhaha assourdissant ainsi que les coupures du courant et les queues interminables qu’elle détestaient tant, cette nostalgie est la clef pour l’action de déhiérarchiser, depuis le composant culturel, la différence centre/périphérie qui dans d’autres ordres opère pour l’homme.

Les deux sont, d’une certaine manière, déterritorialisés, déplacés, projetés dans leur condition diasporique – elle admet finalement qu’elle s’est mariée pour s’enfuir de son pays, à la recherche de quelque chose pour s’alléger du poids de sa famille  ; lui a tenter sa réalisation émotionnelle et humaine hors de son milieu  ; tous les deux sont, alternativement, de l’intérieur et de dehors  ; c’est pour cette raison, à un niveau profond, que leurs identités sont déconstruites.

L’auteur manie les divers relatifs dans une perspective jouant avec l’ambiguïté, avec le non dit. Ainsi, le personnage masculin reprend comme sien le nom du plus grand poète lyrique de l’Italie du XIXème siècle, Giocomo Leopardi, dont la sensibilité exquise contraste avec sa rétrograde projection sexiste et raciste. Il accorde à la femme le nom emblématique de la guenon hollywoodienne, Chita. Le jeu psychologique coule entre des rôles hypothétiquement stéréotypés qui montreront leurs véritables faces, les hommes dans leur contradiction. Ils parviendront, étrangement, à se comprendre au-delà de la transaction de valeurs et de la guerre entre les sexes, quand ils s’assumeront dans toute leur complexité. Épuisés, vaincus, se demandant qui a le plus trompé l’autre, depuis leurs respectives zones d’abandon et après une expérience d’introspection partagée, ils pourront arriver à s’unir.

La pièce évoque des caractéristiques de mœurs comme une estampe de radiographie sociale, en allusion aux contradictions de la réalité cubaine ; elle débat de l’information documentaire qu’offre un guide touristique qui consigne les noirs comme minorité, ce qui donne lieu à examiner les visions folkloristes, touristiques et d’actualité sur notre image réelle, et mettre à jour les masques sociaux. Il présente un réalisme sale qui se délecte dans le langage vulgaire et dans l’exploitation sexuelle de la femme, que Giacomo offre à ses amis comme un butin appétissant, alors qu’il jouit du plaisir mesquin d’avoir quelque chose que les autres souhaitent.

Le cadre scénique que choisit Eugenio comme directeur est une sorte de cage, en filin d’acier, qui délimite les espaces et les mouvements de chacun. Niurka est la cruelle qui déambule, serpente et se déplace en cercles, jusqu’à ce que son astuce lui permette de se libérer. Son corps se projette selon une économie forcée à l’excès, combinant sa sensualité naturel et la valeur d’utilisation et de changement que lui impose son «  propriétaire  ». La comédienne Monse Duany exploite sa présence sur scène en fonction de souligner la sensualité, grâce à un vêtement ajusté, un short court, un corsage déboutonné et noué au niveau d’un soutien-gorge noir qui s’insinue et des bas noirs. Giacomo – interprété par Nelson González, un acteur blond aux yeux clairs –, domine l’espace avec une gestualité agressive. Sa projection corporelle est aussi excessive, il se dresse sur une malle ou il s’assoit les jambes tendues, ouvertes  ; provocant. Il se délecte à regarder Niurka depuis différentes positions, il l’assiège. Déchaussé, il change le rythme de ses pas, il fustige la “cage” avec sa ceinture, il parle de face au public ou il se masque.

Programmée dans le ciné- théâtre City Hall, siège du Théâtre Caribeño , dans le quartier populaire du Cerro, la mise en scène dialogue vivement avec ses spectateurs, plus d’une centaine à chaque fonction, et établit une relation d’intimité. Avec son concept minimaliste qu’accentue la projection performative des interprètes, la scène, illuminée en rouge, évoque un néoréalisme de réminiscences cinématographiques exaltant la sensualité, les passions brûlantes, la perversité et les misères de l’esprit  : «  il est évident que je t’ai aimée  ! Avec la fugacité d’une brise dans la chaleur la plus intense de mon sol. Mais, pourquoi devrais- je t’aimer d’une autre manière?  », dit-elle.

La rébellion informelle de la protagoniste affleure aussi devant la propre condition subalterne, devant la défense du droit de vivre pleinement, de dépasser les stigmates et des fatalismes qu’un processus de profondes transformations n’a pas encore pu refouler. Et Niurka, qui ne mange pas de cacahouète, ni les bananes qui lui sont destinées, peut ainsi vaincre la peur et la violence.

Viviane Martínez Tabares

Traduit par Alain de Cullant pour Lettres de Cuba

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1. Je recommande de consulter divers rapprochements, spécialement ceux de Ines María Martiatu et Graziella Pogolotti, dans Una pasión compartida: María Antonia , Editorial Letras Cubanas, 2004.


Enrique   |  Culture, Histoire, Société   |  07 22nd, 2013    |