“El otro Cristóbal”. Un film d’Armand Gatti réalisé à Cuba en 1962

La revue “Interrogations” sous la plume de Sylvain Dreyer (maître de conférences à l’université de Pau) revient dans sa livraison de décembre 2009 sur les circonstances de la réalisation du film “El otro Cristóbal” par Armand Gatti…

Au cours des années 60, les militants français remettent en question les appareils traditionnels, alors qu’apparaissent de nouveaux modes d’activisme davantage liés aux événements de l’actualité, en particulier les luttes tiers-mondistes.

Au même moment, une nouvelle modalité de l’engagement semble voir le jour au sein du champ artistique : les analyses de Sartre dans “Qu’est-ce que la littérature ?” sont réévaluée par certains artistes, écrivains et cinéastes, dans le sens d’un «engagement critique». “El otro Cristóbal”, production franco-cubaine tournée par le dramaturge Armand Gatti au moment de la Crise des fusées (1962), semble manifester cette évolution. Si le film entend témoigner auprès des spectateurs occidentaux des aspirations révolutionnaires du peuple cubain et des ambitions culturelles du nouveau régime, il manifeste également, par un travail d’allégorisation qui l’ouvre sur une pluralité de significations, une distance poétique qui concurrence la fonction idéologique qui lui était assignée…

“El otro Cristóbal” est un film injustement méconnu (1). Après avoir entamé une carrière de reporter, de dramaturge et de cinéaste (“L’enclos”, film de fiction consacré aux camps de concentration, date de 1960), Gatti est invité par Castro, sur une recommandation d’Ernesto Guevara croisé en 1955 lors d’un reportage sur la guerre civile au Guatemala, afin de réaliser un film qui représente Cuba au Festival de Cannes en 1963.

Ce projet allie ambition avant-gardiste et métissage culturel : Cristóbal est un des rares exemples de collaboration entre techniciens cubains et français. En ce sens, il constitue un témoignage important sur l’internationalisme des artistes français au cours des années 60.

Ce film, de même que les films cubains de Chris Marker (¡Cuba si! de Chris Marker, 1961, censuré jusqu’en 1963, et “Salut les Cubains” d’Agnès Varda, 1962) semble témoigner d’une mutation par rapport au modèle alors dominant de l’engagement sartrien (2).

Quinze ans auparavant, Sartre affirmait dans “Qu’est-ce que la littérature ?” que l’art, et la littérature en particulier, est politique par essence grâce à sa capacité de dévoilement :

« L’écrivain » « engagé »  sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer (3). » Sartre condensait cette affirmation dans une formule devenue célèbre : « Nommer c’est montrer, et montrer c’est changer (4). »

Les oeuvres engagées des années 60 et 70 peuvent être lues selon un rapport de filiation avec les positions sartriennes, en particulier les oeuvres qui s’inscrivent dans le sillage des interventions du philosophe contre la politique coloniale. Certains intellectuels, écrivains ou cinéastes, opèrent cependant un droit d’inventaire, en s’interrogeant sur la contradiction entre la fonction esthétique et la fonction politique de l’art. De nombreux débats opposent alors les « formalistes », accusés de faire des luttes un prétexte à une réalisation artistique, et les « dogmatiques », qui récusent l’art au nom de l’efficacité politique. La question de la capacité d’une oeuvre à se constituer comme une intervention dans le champ politique redevient problématique. Les artistes comme Gatti ne sont pas insensibles en effet à la distinction de Roland Barthes entre « écrivain » et « écrivant », qui semble viser directement les positions de Sartre :

« L’écrivain s’interdit existentiellement deux modes de parole, quelle que soit la sincérité ou l’intelligence de son entreprise : d’abord la doctrine, puisqu’il convertit malgré lui, par son projet même, toute explication en spectacle : il n’est jamais qu’un inducteur d’ambiguïté ; ensuite le témoignage. (…) Les écrivants, eux, sont des hommes “transitifs” ; ils posent une fin (témoigner, expliquer, enseigner) dont la parole n’est qu’un moyen (5). »

Certaines oeuvres politiques des années 60 tentent de dépasser cette distinction. La notion d’engagement critique permet de comprendre en quoi certaines oeuvres remettent en question le modèle antérieur de l’engagement artistique : on pense aux pièces et au cinéma de Gatti, mais aussi aux films politiques de Godard et Marker (6). Les oeuvres engagées critiques peuvent se définir selon une triple distance : une distance géographique qui bloque l’identification des militants français aux combattants étrangers, une distance critique qui déplace ironiquement les questions politiques, et enfin une distance poétique qui constitue l’oeuvre en objet esthétique autonome. Cette distance ne signifie pas pour autant l’amnésie historique ou le retrait politique. Les oeuvres engagées critiques sont au contraire le lieu d’une dialectique entre la positivité de l’engagement et la négativité de la critique : elles continuent à mobiliser les lecteurs et les spectateurs. On peut alors se demander selon quelles modalités le film de Gatti entend renouveler l’engagement artistique à une époque que certains désignent comme « l’ère du soupçon (7). »

Dans le contexte de l’engagement pro-cubain en France, le film de Gatti est un cas singulier car il évoque la révolution sur le mode allégorique et ironique, favorisant une méditation générale sur l’usage des images et des représentations idéologique par toutes les formes de pouvoir. Il engage ainsi une nouvelle définition des rapports entre les peuples du tiers-monde et leurs soutiens occidentaux, qui échappe à l’identification ou à la projection et qui résiste à l’impératif alors dominant de la convergence des luttes…

Sylvain Dreyer

Pour voir le film :

http://youtu.be/olJCTvBJoec

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(1 ) “El otro Cristóbal”, 35mm NB, 95’, 1963, réédité en VHS par Doriane films

(2) Cette rupture s’explique en partie par une désillusion croissante à l’égard de l’URSS et l’apparition de nouvelles luttes révolutionnaires, ainsi que par l’émergence de nouveaux groupes gauchistes et anarchistes qui deviendront particulièrement visibles à la fin de la décennie, avant que le reflux militant ne se généralise à partir des années 80. Voir J. Ion, La fin des militants, Paris, Éditions de l’atelier, 1997 ; J. Perrineau, L’engagement politique : déclin ou mutation ?, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1994 ; et A. Spire, Après les grands soirs : intellectuels et artistes face au politique, Autrement, 1996.

(3) J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?/ Situations II [1948], Paris, Gallimard, Folio (coll.), 1985, p. 28.

(4) Id., p. 90.

(5) R. Barthes, Écrivains et écrivants [1960], Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, pp. 154-156.

(6) Ici et ailleurs de Godard (16mm couleur, 55’, 1974, coréal. Anne-Marie Miéville), Le fond de l’air est rouge de Marker (16mm gonflé en 35, 4h, 1977, dernière version de 3h, 1998, disponible en DVD : Arte, 2008), ou encore le film collectif Loin du Vietnam (35mm couleur et 16mm couleur gonflé en 35, 110’, 1967).

(7) Selon le titre de l’essai de Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon,Paris, Gallimard, 1956.

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L’esthétique libertaire dans les films d’Armand Gatti : une œuvre singulière dans l’histoire du cinéema anarchiste.
À découvrir ici :

Enrique   |  Culture, Politique   |  11 1st, 2013    |