Cuba : le nouveau roman de Leonardo Padura rend hommage aux hérétiques

L’auteur de l’Homme qui aimait les chiens (éd. Anne-Marie Métailié, 2011) vient de publier un nouveau roman, Herejes (Hérétiques, éd. Tusquets, Barcelone, 2013, non traduit). C’est un plaidoyer pour la liberté de création et un vibrant hommage aux hérétiques et aux déviants. Aussi bien ceux qui s’insurgeaient jadis contre les dogmes religieux, que les dissidents des pouvoirs temporels, nos contemporains.

Ecrivain cubain, vivant à La Havane, Leonardo Padura ne choisit pas la facilité. Chacun de ses ouvrages constitue un défi, un dépassement de ses accomplissements précédents. Voilà un auteur qui ne s’endort pas sur ses lauriers. Après avoir montré sa maîtrise du métier dans une série de polars qui constituent autant de chroniques désabusées de son temps, il s’est lancé dans des œuvres autrement plus complexes, sans pour autant délaisser le journalisme.

Le castrisme n’est pas une île

Ainsi, La novela de mi vida (Le Palmier et l’étoile, Métailié, 2003) plongeait dans le XIXème siècle, sur les traces du poète cubain José Maria Heredia.L’Homme qui aimait les chiens brassait tout le XXe siècle, abordant dans un même élan fulgurant Léon Trotski, son assassin Ramon Mercader et l’échec du socialisme cubain.

L’audace de L’Homme qui aimait les chiens n’était pas d’évoquer la figure taboue du prophète de la Révolution permanente, persona non grata du castrisme, qui accueillit en revanche l’ignoble assassin au piolet. La véritable nouveauté était de montrer combien ces trajectoires étaient liées, en dépit de l’histoire officielle en vigueur à La Havane, qui a relégué le stalinisme à une dérangeante difformité des pays de l’Est.

Le nationalisme castriste et ses thuriféraires ont toujours prétendu que Cuba avait été à l’abri des métastases staliniennes, comme si le « socialisme dans un seul pays » pouvait s’épanouir sous les tropiques. Pourtant, les liens avec l’Union soviétique ne se limitaient pas à l’échange de pétrole contre sucre (pas plus que ceux de Cuba et du Venezuela à l’échange de pétrole contre médecins). La maladie sénile de la bureaucratie et la succession dynastique de Fidel Castro suffisent à le prouver. Le castrisme n’est pas une île déconnectée du vaste monde.

L’âge d’or d’Amsterdam, Rembrandt et un disciple sépharade

Avec Herejes, Leonardo Padura s’aventure beaucoup plus loin, puisque la recherche des origines d’un portrait peint par Rembrandt l’amène au XVIIe siècle. Presqu’un tiers de son long récit (516 pages) est situé à Amsterdam, tandis qu’un épilogue nous transporte vers les persécutions antisémites de la même époque en Pologne.

Le roman commence à La Havane, en 1939, alors que leSS Saint-Louis, un navire chargé de réfugiés juifs fuyant le nazisme, tente vainement d’obtenir l’autorisation de débarquer ses passagers, refusée par les autorités de Cuba, puis celles des Etats-Unis et du Canada. Revenus en Europe, beaucoup d’entre eux ont été victimes de la Shoah. Un tableau de Rembrandt, qui devait servir de monnaie d’échange à une famille du paquebot, disparaît à ce moment, pour ressurgir presque soixante ans plus tard dans une vente aux enchères à Londres. Un descendant de cette malheureuse famille cherche alors à percer le mystère et surtout à comprendre l’attitude de son père, balloté entre la fidélité à la tradition religieuse et l’assimilation à la société cubaine, avant de choisir l’exil en Floride.

La première partie du roman explore donc La Havane des années pré-révolutionnaires et met en lumière les mésaventures, les exaltations et les dilemmes de sa communauté juive, presque entièrement émigrée après l’arrivée au pouvoir de Castro. La deuxième partie, sans doute la plus dense et la plus surprenante sous la plume d’un écrivain cubain, décrit l’apprentissage d’un jeune séfarade dans l’atelier de Rembrandt, malgré l’interdit qui pèse sur la production et la détention d’images chez les dévots de la Loi de Moïse.

La troisième partie, enfin, ramène au premier plan le détective Mario Conde, personnage récurrent des polars de Padura, déjà sollicité dans la partie contemporaine du début. Cette fois, l’enquêteur désenchanté découvre les tribus urbaines de la jeunesse cubaine en rupture de ban, les frikis, punks, emos, vampires et autres déviants, pour essayer d’élucider la disparition d’une jeune fille.

L’ombre tutélaire d’Alejo Carpentier

Le tableau de Rembrandt est le fil tenu qui relie ces histoires, chacune développée minutieusement dans ses multiples rebondissements. La construction est hardie, c’est le moins qu’on puisse dire, mais l’auteur ne perd pas le nord. Par certains côtés, c’est l’œuvre la plus ambitieuse de Leonardo Padura.

Son modèle, ce n’est pas un secret puisqu’il le cite dans le texte et qu’il lui a consacré un essai, est Alejo Carpentier, sans doute le plus grand romancier cubain. Comme l’auteur de Le Siècle des Lumières(Gallimard), Padura évoque le passé, proche ou lointain, pour mieux éclairer le présent. Les interrogations de ses principaux personnages, quelle que soit leur époque, sont les siennes, et au-delà, celles des Cubains immergés depuis plus d’un demi-siècle dans une histoire qui les a souvent broyés, mais qui en tout cas les dépasse. Religion laïque, messianisme profane, le castrisme a érigé des interdits et des excommunications politiques qui ne valent pas mieux que ceux d’antan. Au nom de la liberté, combien de crimes n’a-t-on commis ?

Ce qui est étonnant, c’est la raison pour laquelle Leonardo Padura a décidé de faire appel à nouveau à son alter ego Mario Conde et à sa bande de copains. Il y avait peut-être quelque chose de rassurant à retrouver ses personnages, vieillis au même titre que leur auteur, au moment où ce dernier menait une enquête méticuleuse et admirable sur l’âge d’or d’Amsterdam, il y a trois siècles et demi. Les fidèles lecteurs de ses polars, dont le remarquable Mascaras (Electre à La Havane, Métailié, 1999), lui seront reconnaissants. Mais il n’en reste pas moins le sentiment de lire une sorte d’hybride, entre ses grands romans historiques, comme L’Homme qui aimait les chiens, et les titres de la série de Mario Conde, plus compacts et plus légers.

Lorsqu’on se choisit des maîtres, autant s’inspirer des meilleurs, comme le jeune séfarade d’Amsterdam, et comme Padura lui-même, qui n’a jamais dissimulé sa dette à l’égard de la littérature américaine et du roman noir. Alejo Carpentier est une figure tutélaire à la fois exaltante et redoutable, car ce prodigieux romancier avait une telle maîtrise de la langue, une écriture tellement foisonnante, un phrasé aussi inimitable, qu’il arrivait à ses lecteurs éblouis d’oublier la trame du récit pour déguster simplement une invention constante, débordante, enivrante. Or, ce virtuosisme baroque induit une surabondance d’adjectifs, de descriptions, de minuties, de digressions, qui sont périlleuses et difficiles à émuler, car Carpentier a mis la barre très haut. Peut-être Padura a-t-il préféré se prémunir contre un tel vertige en recourant à ses vieux repères, pour éviter de se perdre dans le dédale du temps.

Paulo A. Paranagua

Blog América latina (VO) du Monde. 2 janvier 2014

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Le journaliste américain Jon Lee Anderson a publié récemment un reportage sur Leonardo Padura, qu’on peut lire en anglais dans The New Yorker ou en portugais dans l’excellente revue brésilienne Piaui.


Enrique   |  Culture   |  01 2nd, 2014    |